Entretien interactif avec Paul Bittard, étudiant en 2e année de Master Transports, Logistiques, Territoires, Environnements (TLTE) de Sorbonne Université (Paris)

Présentation de Paul Bittard

Paul Bittard, un étudiant en deuxième année de master de transport logistique territoire environnement à Sorbonne Université, souhaite réaliser son mémoire sur la relance des trains de nuit. Plus précisément, il veut étudier si les conditions actuelles du système ferroviaire français permettent cette relance actuellement et peuvent permettre de l’inscrire dans la durée.

Il s’est fait invité à la réunion d’Objectif Train de Nuit pour poser des questions concernant le projet de relance des trains de nuit mixés avec le fret, qui est une piste intéressante mais qui n’est pas évoquée dans le projet de relance officielle. Il ne répond à aucune commande de SNCF Voyageurs et travaille strictement pour lui-même et pour valider son diplôme en faisant son mémoire. Sa directrice de mémoire est Patricia Pérennes.

participants : Anne-Rose Le Van, Eric Boisseau, Jean-Marc Tagliaferri, Christopher Tasti, Jacques Brisou, Charles-Henri Paquette, Stefano Sibilla, Paul Bittard

Question 1 : Paul Bittard pose la question concernant la volonté de l’association d’exploiter son propre train de nuit ou de travailler avec d’autres opérateurs ferroviaires pour relancer les trains de nuit a travers le concept de mixité fret / voyageurs.

Eric Boisseau explique que pour l’instant, l’association Objectif Train de Nuit se concentre sur la réussite de l’implantation d’un concept d’exploitation de trains mixtes voyageurs/fret. Les trains mixtes sont autorisés à circuler sur le réseau SNCF jusqu’à 120 km/h, mais au-delà il faut entrer dans une procédure d’autorisation de mise sur le marché. L’objectif de l’association est de réussir la validation de ce concept d’exploitation pour que toutes les entreprises ferroviaires en Europe puissent l’utiliser conformément à la réglementation du système ferroviaire européen. L’association ne recherche pas actuellement à exploiter son propre train de nuit, mais plutôt à permettre à d’autres opérateurs de relancer des trains de nuit en utilisant le concept de la mixité.

Jacques Brisou explique que le système ferroviaire européen est aujourd’hui interopérable et que la réglementation est décidée par l’Europe. Ainsi, le mélange de trains avec des voyageurs à bord et des véhicules de fret a été retiré du référentiel de sécurité applicable sur le système ferroviaire européen. Cela ne signifie pas que c’est impossible d’un point de vue technique, mais cela pose des questions de vitesse limite, d’effort de compression, etc. Il est possible d’envisager une dérogation et une application locale en France, mais cela dépendra de la vitesse qu’on souhaite pratiquer. Il peut s’agir de la réintroduction d’une règle existante ou de l’introduction d’un nouveau principe d’exploitation, ce qui serait plutôt compliqué.

Question 2 : Paul Bittard demande si l’autorisation réglementaire du couplage fret / voyageurs au-delà de 120 km/h est en bonne voie du point de vue européen, ou si c’est encore très difficile, et s’il y a des progrès qui ont été faits à ce sujet.

Eric Boisseau répond qu’actuellement l’association démarre le processus de demande d’autorisation réglementaire pour le couplage fret / voyageurs au-delà de 120 km/h. En France, depuis la création de Réseau Ferré de France en 1997, il y a une tendance à séparer les entreprises ferroviaires en fonction de l’activité faite et de l’activité voyageur, contrairement à avant où les entreprises ferroviaires étaient complètement intégrées. Avant 1997, il était plus facile de mixer les compositions voyageurs surtout sur les courtes distances qui s’appelaient à l’époque omnibus.

Question 3 : Anne-Rose Le Van évoque la possibilité qu’il y ait encore des trains mixtes fret et voyageurs en Suisse malgré les distances relativement courtes et les vitesses peu élevées, et demande des informations sur la situation actuelle.

Eric Boisseau répond que les trains mixtes fret-voyageurs sont encore pratiqués sur certains chemins de fer suisses à écartement métrique, comme les chemins de fer rhétiques, qui sont indépendants techniquement des chemins de fer français qui sont dans le système ferroviaire européen. En France, cette mixité n’est plus pratiquée depuis les années 80.
Stefano Sibilla ajoute que la mixité n’est pas pratiquée en Italie et que les entreprises ont soit une licence passagers soit une licence marchandises, et elles se partagent le marché de cette manière.

Question 4 : Paul Bittard pose la question du rôle et de l’engagement de l’État et des collectivités publiques dans le projet de relance des trains de nuit. Il demande s’il y a une volonté de soutenir ce projet ou si le projet avance malgré le manque de soutien de la part de l’État et des collectivités. Il se demande également si l’association a des contacts avec l’État et les collectivités et s’il y a un intérêt pour le projet de leur part.

Eric Boisseau a répondu en présentant les différentes sources de financement et de soutien obtenues pour l’étude de faisabilité de leur projet de train de nuit reliant la péninsule ibérique à l’Europe du Nord. Ils ont obtenu le soutien de plusieurs acteurs tels que le Conseil régional Occitanie, le Conseil régional Grand Est, SNCF réseau, les ferroviaires de la Généralitat de Catalogne, Nestlé Waters, la société Talgo et la société Transfesa. Eric Boisseau a également rencontré différents constructeurs ferroviaires, ainsi que des entreprises et des collectivités territoriales intéressées par ce concept de train de nuit. Il souligne toutefois que l’organisation d’un train de fret et de voyageurs en Europe est une innovation, et que le monde du fret est souvent moins considéré que celui du voyageur. Malgré l’intérêt suscité par leur projet, Eric Boisseau regrette que le gouvernement ne lui accorde pas une priorité suffisante, mais l’association continue à porter le projet et à chercher des soutiens.

Question 5 : Quand vous disiez que vous étiez allé voir des constructeurs ferroviaires, c’était dans l’objectif de faire construire de nouveaux matériels, ou bien dans un autre but ?

Eric Boisseau a répondu à la question en expliquant que plusieurs constructeurs ferroviaires les ont contactés lors de la visioconférence de presse avec les partenaires Allemands. Il a également indiqué que les constructeurs allemands sont considérés comme plus sérieux que les Français. La France est vue comme étant un peu trop introvertie et pense qu’elle est performante sur le ferroviaire, mais lorsqu’on voyage en Europe, on s’aperçoit que les Européens sont beaucoup plus actifs sur le ferroviaire que les Français. Eric Boisseau a cité le succès du TGV, mais a également mentionné les retards phénoménaux du réseau français. Ils ont discuté avec Stadler, Siemens, Alstom et Bombardier (maintenant fusionné avec Alstom), et ont également rencontré Talgo à Madrid. Pour les constructeurs ferroviaires, l’initiative de créer de nouveaux trains et de nouvelles circulations ferroviaires est une possibilité d’avoir des nouvelles commandes, et ils voient cette initiative d’un bon œil.

Question 6 : Paul Bittard demande si l’État prévoit de déléguer l’exploitation des futurs trains mixtes de marchandises et de voyageurs à des opérateurs privés via une délégation de service public ou s’il envisage un service librement organisé. Il demande quel serait le mode d’exploitation le plus envisageable selon l’association Objectif Train de Nuit.

Les différentes réponses apportées par Eric Boisseau, Jacques Brisou et Jean-Marc Tagliaferri à la question posée par Paul Bittardo nt permis de mettre en évidence plusieurs points importants :
•Le modèle économique de la mixité frette et voyageurs a pour but de garantir la profitabilité de l’exploitation des trains de nuit en assurant que les recettes provenant du fret et des voyageurs sont supérieures aux charges d’exploitation. Les trains de nuit en France sont devenus déficitaires ces dernières décennies en raison de la concurrence du TGV et des compagnies aériennes à bas coût.
•SNCF voyageur, la société anonyme qui exploite les trains de nuit en France, ne semble pas être intéressée par le développement d’un réseau de trains de nuit qui ferait concurrence aux TGV.
•Il est difficile d’obtenir des chiffres précis sur les recettes et les coûts d’exploitation des trains de nuit en France, car SNCF voyageur ne communique pas sur ces chiffres.
•La modernisation des voitures Corail en France est une rénovation légère qui ne permettra de maintenir les trains de nuit en service que pour cinq à dix ans maximum.
•La SNCF pourrait avoir des recettes annexes pour le maintien de son réseau ferroviaire si l’État investissait pour le maintenir.

Question 7 : Paul Bittard a posé une question technique concernant les problèmes que pourrait rencontrer le projet vis-à-vis de la SNCF Réseau, notamment en ce qui concerne les coûts des sillons. Il a également soulevé la question des travaux de nuit effectués par la SNCF Réseau, qui pourraient avoir un impact sur la réalisation du projet. Il a demandé si les travaux de nuit étaient une des causes possibles pour expliquer les retards de trains et si le projet pourrait être réalisé malgré la réalisation de ces travaux pendant encore plusieurs années. Enfin, il a demandé si ces aspects avaient été pris en compte dans le projet et quelle était la position de l’interlocuteur SNCF réseau à ce sujet.

Jacques Brisou explique que la situation de la SNCF est paradoxale. En effet, la SNCF est la maison mère de l’opérateur historique monopolistique, mais n’a aucun mot à dire sur l’activité du gestionnaire d’infrastructures qui est indépendant. Néanmoins, l’Etat a réussi à donner un statut de filiale de la SNCF à ce gestionnaire, appelé SNCF Réseau. Cela pose des problèmes car SNCF Réseau a l’obligation d’équilibrer ses comptes pour 2024, ce qui est strictement impossible, et qui a mené au départ de Luc Lallemand. Pour y arriver, SNCF Réseau est contraint d’augmenter les péages, qui sont déjà élevés pour les voyageurs, et cette hausse de prix est surtout ressentie par les entreprises ferroviaires indépendantes, qui n’ont pas le pouvoir d’augmenter leurs prix comme la SNCF. De plus, ces entreprises subissent une stratégie d’obstruction de l’Etat français à l’ouverture à la concurrence. Le marché ferroviaire français est donc dans un système vicieux et pervers. Malgré tout, l’Etat a annoncé un plan d’investissement de 100 milliards d’euros dans le développement du ferroviaire pour les 15 ans à venir, et cela devrait améliorer la situation. Cependant, il faut que le marché s’ouvre vraiment en France et que les obstacles à la concurrence soient levés.

Eric Boisseau ajoute que les trains de nuit sont des trains longue distance pour les voyageurs et les marchandises. Il souligne également que culturellement, les voyageurs acceptent de bons horaires même si le train ne roule pas à sa vitesse maximale.

Il note que jusqu’aux années 90, il y avait de nombreux trains de nuit. Cependant, depuis les années 2010, la circulation de ces trains a diminué considérablement, à l’exception de certains trains tels que le Paris-Briançon et le Paris-Toulouse à Tour de Carol. Pour cette raison, SNCF réseau a pris l’habitude de faire des travaux de nuit en ligne fermée, car cela réduit les coûts. Cependant, si suffisamment de trains de nuit sont remis en circulation, SNCF réseau sera obligé de revoir la conception des travaux et d’accepter de faire des travaux sur les lignes circulées plutôt qu’en ligne fermée.

Il explique que si le modèle économique proposé est mis en place, cela ouvrira la voie à des trains de fret rapide, ce qui entraînera une amélioration de la régularité et de la ponctualité des trains de fret. En outre, cela créera de nouveaux trains, ce qui permettra un cercle vertueux d’amélioration de la qualité des trains de fret.

Question 8 : Paul Bittard pose une question concernant le rapport de force entre les entreprises ferroviaires et les autorités publiques, notamment le ministère du Budget, dans le cadre de l’ouverture à la concurrence. Il se demande qui finira par l’emporter : est-ce que c’est la pression des entreprises ferroviaires pour faire circuler de nombreux trains qui va finir par faire plier SNCF réseau, ou est-ce que ce dernier va maintenir ses travaux de nuit en ligne et avoir le dernier mot ?

Eric Boisseau, Charles-Henri Paquette et Jacques Brisou ont apporté les réponses suivantes :
Eric Boisseau souligne que le rapport de force ne se trouve pas avec SNCF Réseau, qui n’a pas assez de moyens financiers, mais avec le gouvernement et le ministère du Budget. Il indique également que les entreprises ferroviaires doivent s’unir pour être plus fortes face à Bercy.

Charles-Henri Paquette explique que sur les 100 milliards d’euros nécessaires pour la modernisation du réseau, seulement 25% sont apportés par l’Etat, le reste étant financé par les régions et l’Europe. Il met en évidence l’importance des appels à candidature pour trouver des financements complémentaires. En ce qui concerne les péages, il a expliqué que les trains conventionnés ne paient pas de redevance de marché, ce qui est un avantage pour inciter à leur développement, mais qu’il y a des questions concernant les péages pour les trains mixtes fret et voyageurs. Enfin, il a mentionné que certaines entreprises, comme Systra, avaient fait des annonces dans le passé mais n’ont pas concrétisé leur projet, ce qui suggère que le projet de trains de nuit peut être économiquement compliqué.

Jacques Brisou souligne que les gouvernements français seront contraints par l’Europe d’augmenter la part modale du ferroviaire à 30%, et que les entreprises ferroviaires doivent se préparer à cette transition, quelle que soit la durée des gouvernements en place. Il rappelle que la part modale actuelle est de 10%, et que le doublement annoncé par le président de la SNCF n’est pas réalisable sans actions concrètes.

En résumé, les intervenants mettent en avant l’importance des financements, notamment régionaux et européens, pour moderniser le réseau ferroviaire et permettre aux entreprises de proposer des offres de qualité. Ils soulignent également que la réussite de l’ouverture à la concurrence dépendra de la capacité des acteurs à travailler ensemble, et que la transition vers une part modale du ferroviaire de 30% en Europe sera inévitable.